Après le désordre, la corruption

Publié le par kakum

Suite nécessaire et directe du désordre, vient maintenant, comme second caractère général de notre situation fondamentale, la corruption systématique, désormais érigée en un indispensable moyen de gouvernement. Ici, l'école stationnaire et l'école rétrograde ne sauraient parvenir à rejeter exclusivement sur l'école révolutionnaire une responsabilité commune, où leur double participation habituelle est certes la plus immédiate et même la plus prononcée. Les trois doctrines concourent nécessairement, quoique inégalement, à ce honteux résultat, en contribuant, chacune à sa manière, à l'absence de toutes vraies convictions politiques, ainsi que je l'ai expliqué. Quelque déplorable que soit évidemment une telle obligation, il faut aujourd'hui savoir y reconnaître sans détour une inévitable conséquence de cet état intellectuel, où l'impuissance et le discrédit des idées générales, devenues incapables de commander aucun acte réel, ne laissent plus d'autre ressource journalière, pour obtenir effectivement l'indispensable concours des individus au maintien précaire d'un ordre grossier, qu'un appel plus ou moins immédiat à des intérêts purement personnels. Il n'arrive presque jamais qu'une pareille influence trouve à s'exercer sur des hommes véritablement animés de convictions profondes. Rarement la nature humaine, dans les caractères même les moins élevés, s'avilit-elle assez pour comporter un système de conduite politique en opposition réelle avec de fortes convictions quelconques: un tel contraste continu finirait bientôt par paralyser essentiellement les facultés du sujet. Dans l'ordre scientifique, où les vraies convictions philosophiques sont aujourd'hui plus communes et mieux marquées, la corruption active n'est guère praticable, quoique les âmes n'y soient certes pas ordinairement d'une trempe plus énergique. Ainsi, sauf quelques anomalies fort rares, il faut évidemment attribuer surtout, à l'état indécis et flottant où l'anarchie intellectuelle tient habituellement aujourd'hui toutes les idées sociales, l'extension rapide et facile d'une corruption qui tourne aisément à son gré les demi-convictions, vagues et insuffisantes, que présente désormais, de plus en plus exclusivement, le monde politique actuel. Non-seulement ce désordre des esprits permet seul le développement de la corruption politique, dont tout large exercice serait incompatible avec des convictions réelles et communes; mais on doit même avouer qu'il l'exige nécessairement, comme unique moyen praticable de déterminer maintenant une certaine convergence effective, dont l'ordre social, à quelque matérialité qu'il puisse être réduit, ne saurait se passer entièrement. On peut donc annoncer avec assurance l'imminente extension continue de ce honteux procédé, tant que l'anarchie intellectuelle tendra toujours à détruire graduellement toute forte conviction politique. Une telle explication ne saurait, sans doute, complétement absoudre les gouvernemens actuels de la dangereuse préférence que, dans leur aveugle et étroite sollicitude, ils accordent habituellement à l'emploi démesuré d'un pareil moyen. Car, l'absolu dédain, si stupidement systématique, qu'ils affectent d'ordinaire contre toute théorie sociale, et les entraves nombreuses, soit involontaires, soit calculées, dont ils s'efforcent, en ce genre, d'entourer aujourd'hui l'esprit humain, au lieu d'encourager son essor, tendent évidemment, d'une manière directe, à éterniser cet état transitoire, en empêchant la seule solution qu'il comporte. D'une autre part, ainsi obligés de subir cette immorale nécessité, nos gouvernemens l'aggravent encore dans l'exécution, en subordonnant presque toujours l'usage de ce moyen à la seule satisfaction immédiate de leurs intérêts spéciaux, sans aucun appel véritable à l'intérêt public, dont ils ne craignent pas de sacrifier ouvertement la considération générale au simple soin de leur propre conservation. Néanmoins, malgré ces torts irrécusables, il demeure évident que le développement graduel du système de corruption politique doit être aujourd'hui tout autant imputé aux gouvernés qu'aux gouvernans; non-seulement en ce sens que, si les uns y recourent, les autres l'acceptent, mais surtout en ce que leur état intellectuel commun en rend l'usage malheureusement inévitable. Dans leurs mutuelles relations journalières, les individus ne considèrent plus désormais, comme vraiment solides et efficaces, que les coopérations déterminées par l'intérêt privé: ils ne sauraient donc, sans inconséquence, reprocher aux gouvernemens une conduite analogue pour s'assurer le concours habituel dont ils ont besoin, à une époque où le désordre des idées empêche presque toujours de voir nettement en quoi consiste réellement l'intérêt public; les deux sortes d'action doivent nécessairement comporter des procédés semblables, sauf la seule différence d'intensité. A quelques perturbations, même matérielles, que la société se trouve actuellement exposée, on ne saurait douter, ce me semble, d'après une étude approfondie de cette orageuse situation, que les désastres ne fussent habituellement beaucoup plus graves encore si les divergences individuelles n'étaient contenues, à un certain degré, par l'influence directe des intérêts personnels, à défaut de toute autre voie plus satisfaisante et plus sûre. Quoique très grossier et fort précaire, quoiqu'il ne puisse garantir le présent sans compromettre gravement l'avenir, un tel moyen a cependant l'avantage incontestable de constituer un résultat spontané de la situation à laquelle il s'applique: car, la cause fondamentale qui oblige aujourd'hui à l'emploi passager de la corruption politique, est aussi celle qui, sous un autre aspect, en a permis le développement; en sorte que, par une évidente harmonie, cette corruption cessera d'être possible sur une grande échelle, aussitôt même que la société commencera à pouvoir comporter une meilleure discipline. Jusque alors, on peut compter sur l'inévitable accroissement naturel de ce misérable expédient, ainsi que le témoigne irrécusablement une expérience constante chez tous les peuples soumis à une longue pratique de ce que l'on nomme aujourd'hui le régime constitutionnel ou représentatif, toujours forcé d'organiser ainsi une certaine discipline matérielle au milieu d'un profond désordre intellectuel, et par suite, moral. Les juges impartiaux ont seulement le droit d'exiger que les gouvernemens actuels, au lieu de subir avec une sorte de joie cette fatale nécessité, et de se laisser aveuglément entraîner par l'attrait que doit présenter, à la paresse et à la médiocrité, l'usage immodéré de cette facile ressource, s'empressent désormais, au contraire, de favoriser méthodiquement, d'une manière continue, par les différens moyens dont ils disposent, la grande élaboration philosophique, à l'issue de laquelle les sociétés modernes pourront finalement entrer dans de meilleures voies.
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